LE
LANGAGE
MARIN
Nul métier ne saurait s'exercer sans disposer d'un vocabulaire qui lui est propre. Celui de marin n'y échappe pas, et possède son propre langage. Il est original, pittoresque, imagé, teinté de nuances parfois subtiles mais toujours adapté aux progrès des techniques marines.

LES ORIGINES
Il est impossible de préciser à quel moment, les marins commencèrent à parler français sur leurs navires. Dans les écrits de langue française, ce n'est qu'au XIe siècle qu'on voit apparaître quelques termes de marine et il semble que le mot " mer " soit l'un des premiers.

Il faut attendre au XIIe siècle, pour rencontrer des vocables marins de façon moins sporadique, encore qu'il soit nécessaire, pour comprendre la plupart d'entre eux, de les transformer en français moderne.

Il se passa alors un phénomène linguistique singulier. Tandis que la langue française usuelle s'acheminait lentement vers son unification, le parler marin prenait deux routes divergentes qui devaient aboutir à deux langages presque entièrement différents l'un de l'autre, le premier à l'usage de la marine des galères, le second à celui de la marine à voile.

LE LANGAGE DES GALÈRES
Bien que la marine à voile et la marine à rame aient été appelées, à maintes occasions, à coopérer pour servir une même cause, il n'y eut jamais entre elles d'interpénétration. Pendant quatre siècles et demi, ces marines coexistèrent, mais leurs divergences de langage, loin de s'atténuer, ne cessèrent de s'accentuer.

LE VOCABULAIRE
Sur les galères, les ancres devenaient des fers, les mâts des arbres (arbre de méjane pour le mât d'artimon, arbre de mestre pour le grand mât, arbre de trinquet pour le mât de misaine). Le gouvernail était le timon, la barre, l'orgeau.

Dans le domaine du matelotage, un cordage devenait un gourdin ; un raban, un matafion ; un orin, un groupi ; un câble s'appelait gume.

Contrairement à la plupart des vaisseaux, les galères n'avaient qu'un seul pont, qu'on appelait couverte. L'étrave du navire était la rode de proue ; l'étambot, la rode de poupe. Le bordé était le rombeau; un sabord était un portel. La hune était la gabie.

Le bord (coté) était la bande, tribord étant la bande drette et bâbord la bande senestre.

On rencontrait également des divergences dans les appellations du personnel et des officiers. Les vaisseaux avaient pour chefs des amiraux, les galères étaient commandées par un général assisté d'un lieutenant général. Elle n'arborait pas un pavillon mais un étendard. Les quartiers-maîtres étaient des caps de gardes ; les matelots, des mariniers ; les apprentis des proyers.

Les verbes employés méritent également un examen : amarrer se disait orméger ; mâter, arborer ; ralinguer, fringuer ; larguer, déférir ; loffer, orser ; laisser porter, pouger. Relever l'ancre se disait serper le fer, et mettre en panne devenait mettre à la tringue.

MAUVAIS VOULOIR RÉCIPROQUE
Les deux antagonistes ne se firent jamais de concession linguistique. Tout différait entre les deux langages. Jusqu'au cri " Ho hisse ! ", qui était remplacé par " Casse ! ".

L'HÉRITAGE DU PARLER DES GALÈRES
Quand le corps des galères fut dissous à la suite de l'ordonnance royale de 1748, les marins des vaisseaux n'en conservèrent que bien peu.

On peut retenir le mot " trinquette ", qui vient du trinquet des galères, et celui de " batayole ", encore employé sur les navires marchands.

Le bilan de l'héritage des galères serait très pauvre dans l'ensemble si elles ne nous avaient pas laissé les beaux vocables de gabier et de timonier.

LE LANGAGE DES MARINS DE LA VOILE
Si le langage des galères est essentiellement méditerranéen, celui de la voile présente un caractère nettement international.

L'explication est simple : les galères eurent pour principal champ d'action la Méditerranée, tandis que les vaisseaux, à partir du XVIe siècle parcoururent le monde entier.

LES MOTS
Qu'ils désignent des navires, des hommes, des matériaux ou des actions, les mots du vocabulaire marin ont tous leur raison d'être et se définissent sans ambiguïté.

Il arrive que des termes du langage marin qu'on rencontre également dans la langue commune ne soient que des homonymes de termes usuels dont ils diffèrent par le sens et parfois par le genre. Des mots comme : cigale, pavillon, pomme (du mât), rose (des vents) ont, dans la marine un sens particulier, et il est souvent impossible de découvrir le moindre rapport entre leur signification maritime et leur signification courante. C'est ainsi qu'on n'a jamais pu fournir une explication satisfaisante pour justifier l'emploi, à bord des grands voiliers, des noms : perroquet, perruche, cacatois, qui désignaient les voiles hautes.

Parmi les termes de marine qui se distinguent à la fois par le sens et par le genre, notons : voile, gîte, relâche, vague, masculins dans le langage courant et féminins dans la marine ; mousse, enseigne, auxquels la marine attribue un genre masculin.

Notons aussi que la marine a conservé quelques noms de l'ancien français, tombés en désuétude dans la langue courante, comme " apparaux ", le vieux pluriel du mot "appareil".

MOTS ÉTRANGERS
Les mots étrangers furent, à peu d'exceptions près, francisés. Le mot néerlandais sloep, qui d'une part fut transformé dans notre langage en " chaloupe " et, d'autre part, anglicisé en sloop, terme que nous avons intégré sans modification dans notre vocabulaire marin.

ADJECTIFS
Le marin avait ses adjectifs préférés. Tout marin nourrissait l'espoir d'être un fin manoeuvrier doublé d'un hardi navigateur. L'adjectif franc caractérisait tout ce qui est net, direct, dépourvu de malice : la barre est franche, le vent est franc, un franc matelot.

L'emploi, des adjectifs haut et bas obéit à certaines règles particulières. Si " haut " et " bas " qualifient la marée dans marée haute et marée basse, en revanche, quand on emploie le mot " mer ", c'est l'expression pleine mer qui s'oppose à basse mer. Quant à l'expression haute mer, elle est synonyme du mot large : prendre le large, c'est se rendre en haute mer, hors de vue des côtes.

Les adjectifs maritime, marin, naval, et nautique sont presque des synonymes et sont souvent employés l'un pour l'autre. C'est l'adjectif " maritime " qui présente le caractère le plus général. " Naval " est surtout réservé à la marine de guerre et à la construction des navires. " Nautique " est, avant tout, l'adjectif des navigateurs : instructions nautiques, astronomie nautique, revue nautique, sports nautiques, club nautique.

VERBES
Le langage de la voile comportait un grand nombre de verbes qui lui étaient propres : amurer, apiquer, capeler, carquer, embraquer, faseyer, ferler, gréer, etc.

Mais le marin utilise également les verbes du langage commun souvent en leur donnant une signification maritime particulière : aveugler (une voie d'eau), chasser (sur son ancre), border (une voile), choquer (une écoute), jouer (en parlant du vent), grossir (en parlant de la mer), etc. Il y a des nuances à connaître : on borde une voile, mais on choque l'écoute de cette voile. On raidit un étai ou un hauban, mais on étarque une drisse.

EXPRESSIONS MARITIMES
C'est en associant les termes de son vocabulaire professionnel avec ceux de la langue usuelle que le marin forme les expressions qui lui permettent de formuler les ordres et d'y répondre. Elles se caractérisent par deux propriétés essentielles, la précision et l'harmonie. La précision était nécessaire pour éviter la catastrophe. Quant à l'harmonie, elle venait s'ajouter à la précision.

Prenons comme exemple : lorsque au moment du relevage de l'ancre, celle-ci apparaissait à la surface, le maître de manoeuvre annonçait : " L'ancre est haute et claire. ", c'était précis, et en même temps agréable à entendre. Voici une autre très belle expression : " À Dieu vat' " qui se traduit par notre moderne " Envoyez ! ", au moment de virer de bord et dont le gradé de manoeuvre (équipier) accusait réception en criant ; " À la bonne heure ! ".

LE LANGAGE DE LA MARINE MODERNE
Vers le milieu du XIXe siècle, le langage de la voile, agrémenté de ses contes, de ses dictons et de ces chansons, était à son apogée. Mais sa perfection devait être celle d'un chant du cygne. Déjà la vapeur avait fait son apparition, et les changements sans précédent qui allait en découler pour la marine devait s'accompagner d'une importante transformation dans le langage du marin.

Importante, elle le fut, mais non radicale. Pour diverses raisons, la révolution linguistique du XIXe siècle fut moins brutale, moins complète et beaucoup plus progressive.

Pendant nombre d'année, voile et vapeur coexistèrent souvent à bord d'un même navire, d'abord sur des voiliers à machine auxiliaire, puis sur des vapeurs à voilure auxiliaire. Ce n'est que lorsque ces derniers devinrent des vapeurs tout court que plusieurs centaines de termes spécialisés, devenus sans objet furent supprimés.

Toutefois, en raison de la longue survie de quelques grands voiliers et d'un assez grand nombre de moyens voiliers, et aujourd'hui en raison de la prolifération des petits voiliers de plaisance, il a fallu conserver dans le langage de la marine moderne, les termes les plus courants de la voile : foc, drisse, écoute, loffer, abattre, ainsi que les noms des navires : cotre, goélette, etc.

En outre, à bord des navires sans voile, auxquels plus tard, on donna le nom de navires à propulsion mécanique, on retint, sans les modifier, de nombreux mots qui avaient servi à bord des vaisseaux : termes de construction navale, de manoeuvre, de navigation... Des mots comme : sillage, carène, quille, tangon, compas... ont, à bord d'une frégate ou d'un pétrolier géant, la signification qu'ils avaient sur un trois-mâts. Ils se sont intégrés sans difficulté dans le parler de la marine moderne.

Ce qui changea d'abord, ce fut le vocabulaire relatif à la propulsion. La mécanique apporta avec elle toute une terminologie qui évolua au fur et à mesure de l'évolution de la technique : passage des roues à aubes à l'hélice, de la machine alternative à la turbine à vapeur, mise au point de moteurs à explosion et à combustion interne.

Puis, à la fin du XIXe siècle, l'électrotechnique rejoignit la mécanique à bord des navires. Plus tard vinrent l'électronique, l'automatique, l'informatique... En un siècle et demi, de profonds changements survinrent dans les activités maritimes de toutes sortes ; ces innovations se devaient de fournir au langage du marin une multitude de termes nouveaux. Parfois, on forge des mots entièrement nouveaux : motonautisme, périscope, hydroptère.

ANGLOMANIE
L'anglomanie, qui prit naissance dans la marine vers 1830, continue de sévir : beacher, briefing... C'est le domaine de la plaisance qui est le plus touché par une anglomanie qui frise parfois l'anglofolie.

CONCLUSION
Au fur et à mesure de l'évolution de la technologie, le langage marin se transforme, adopte de nouvelles expressions, de nouveaux termes inspirés de la construction, de la manoeuvre, de la navigation, de l'utilisation des bâtiments.

Le facteur humain joue aussi son rôle dans l'évolution du langage. L'instruction que reçoivent tous les nouveaux marins et plaisanciers, les améliorations apportées aux conditions de vie à bord, et les contacts de plus en plus fréquents entre navigateurs du monde entier. Il est normal, il est même heureux que se produise cette évolution et nulle sentimentalité ne doit s'y opposer. Ainsi, le marin moderne parviendra à concilier harmonieusement dans son langage comme dans l'ensemble de ses activités, le respect d'une tradition bien comprise et la recherche d'un incessant progrès technique.

Pierre Boucher N